Sarah Dvora Friedheim
Thérapeute de Couple, Sexothérapeute, Madri'hat Kala & Coach en Chidoukhim
LE COUPLE FACE À L'ALYA
Cet article est paru dans le Magazine Torah Times N°16, septembre 2025, Spécial Tichri 5786, p.58.
Monter en Israël : une dynamique existentielle juive qui rebat les cartes du couple.
En hébreu, « Alya » signifie littéralement « montée », symbolisant cette élévation à la fois géographique, identitaire et spirituelle. Plus qu’un rêve biblique, cette montée vers Erets Israël est souvent l’expression d’un appel intérieur, intime, lié à l’histoire du peuple juif. En arrière-plan, se joue un cheminement intérieur propre, en fonction de son niveau spirituel et des réparations (Tikounim) que chaque âme est appelée à accomplir. Ce processus, souvent imperceptible mais puissant, peut engendrer, une dissymétrie, lorsque les conjoints n’avancent pas au même rythme sur ce plan.
Par ailleurs, la tradition souligne qu’Israël est la terre du Emet (la vérité) un lieu qui agit comme un révélateur : ce qui était dissimulé ou supportable dans le pays d’origine peut émerger avec force dans ce nouvel environnement. Les non-dits conjugaux, les déséquilibres affectifs ou les écarts de valeurs deviennent alors plus visibles, plus aigus, parfois même insoutenables. La fréquence des divorces survenant dans les cinq années suivant l’installation en Israël n’est pas une chimère. C’est un constat profondément clinique.
Seuls les couples qui partageaient déjà un horizon spirituel ou identitaire commun (idéal sioniste ou religieux), dotés d’une bonne communication émotionnelle et relationnelle, parviendront à mobiliser rapidement leurs ressources propres pour que la nouveauté devienne un moteur de changement positif.
Cependant, si nombre de familles juives francophones, toujours plus nombreuses, choisissent aujourd’hui de faire leur Alya par exaltation sioniste, cohérence religieuse, scolarisation juive, cacherout, peur de l’antisémitisme croissant en diaspora, etc., derrière ce récit collectif, se cache parfois une dynamique conjugale susceptible de se fragiliser. La charge symbolique intense de l’Alya en fait un acte hautement impliquant, capable d’exacerber les tensions personnelles ou conjugales, car elle interroge non seulement le lieu où l’on vit, mais qui l’on est, et avec qui l’on veut continuer à se construire.
L’enfant, entre moteur et prétexte
De nombreux couples affirment que leur Alya est motivée par le bien des enfants. Or, il est parfois difficile de savoir si cela relève d’une réelle volonté éducative ou d’une justification pour un choix plus personnel, voire conflictuel.
Certains parents peuvent au contraire s’affronter par souci de protection : éviter les risques liés au service militaire, aux tensions sécuritaires, aux attentats. Cette ambivalence — partir pour ses enfants ou rester pour eux — témoigne de la charge symbolique et émotionnelle de l’acte.
Quoiqu’il en soit, les enfants influencent inévitablement l’équilibre du système familial, avant, pendant et après l’Alya. Une complexité d'autant accrue s'il s'agit d'une famille recomposée avec un ou des enfants d'un mariage précédent dont l’autre parent reste en France. Le couple, déjà éprouvé par la migration, voit son énergie affective et organisationnelle redistribuée vers les enfants, et leurs propre logistique d’intégration, parfois au détriment de la conjugalité. Dans une approche thérapeutique systémique, il est donc essentiel de ne pas isoler la dyade conjugale du système familial global (incluant également la famille qui n'est pas en Israël). La thérapie pourrait ainsi intégrer la manière dont les enfants deviennent parfois des médiateurs, amplificateurs ou masques des conflits conjugaux.
Du rêve sacré à la réalité brute : attention aux risques de fractures conjugales !
Certains couples en difficulté investissent le projet d’Alya comme une tentative de réparation : "On recommence tout là-bas", "On changera de vie et ça ira mieux", "C’est notre nouvelle chance". Une forme de fantasme de renaissance conjugale, comparable à ces couples qui font un enfant pour relancer la dynamique.
Mais l’Alya n’est pas un remède miracle. Au contraire, il exacerbe souvent les non-dits, les attentes non partagées, les frustrations latentes. Et comme pour un nouvel enfant, si l’un est prêt à vivre pleinement l’aventure, tandis que l’autre regrette le confort de la vie d’avant, une dissymétrie de désir et d’engagement pourra générer des fractures affectives parfois irréversibles si elles ne sont pas accompagnées rapidement.
La plupart du temps, le couple arrive avec un rêve, un idéal partagé ou projeté, nourri d’espoir et de bénédictions. Cette vision souvent quasi mystique d’un Eldorado moderne — renforcée par les discours institutionnels, les témoignages enthousiastes ou les réussites mises en avant sur les réseaux sociaux — conduit parfois à une préparation incomplète ou inadéquate car une utopie a été mise en place. Le couple se heurte vite au béton du quotidien : coût de la vie, barrière linguistique, pression de la réussite, insertion professionnelle, difficulté d’intégration, etc. Autant de chocs qui viennent éprouver la solidité du lien.
Ce désajustement s’observe de manière particulièrement aiguë dans les projets d’“Alya Boeing”, où l’un des conjoints – le plus souvent la femme – s’installe en Israël avec les enfants, tandis que son époux conserve un emploi en France et effectue des allers-retours réguliers pour subvenir aux besoins du foyer. Ce schéma s’explique en partie par la stabilité professionnelle plus fréquente du conjoint masculin, dont l’activité, souvent mieux rémunérée et plus sécurisée, constitue un ancrage économique difficile à abandonner. Ce mode d’organisation temporaire, censé faciliter la transition, fragilise souvent le couple, car il instaure une distance affective et logistique à un moment déjà chargé émotionnellement ; surtout si l'épouse a dû abandonner son travail sans perspective de reconversion anticipée. La charge mentale, la solitude parentale, la gestion quotidienne des enfants, de l’intégration culturelle et religieuse lorsque le mari est absent, le cas échéant, repose alors sur un seul parent qui peut se sentir isolé et dépassé.
Rester un immigré ou s’intégrer : le défi invisible des Olim
À cette dissonance entre idéal spirituel et réalité socio-économique s’ajoute une désillusion identitaire, souvent passée sous silence : la spécificité juive qui faisait leur identité culturelle ou religieuse en France – parfois source de fierté ou de souffrance – s’efface au profit d’une nouvelle étiquette sociale, celle d’ « immigré français ».
Et pourtant, à l'instar d'une célèbre citation du roi du Maroc pendant la 2e Guerre Mondiale, dans le film Hello Goodbye (voir encadré), un agent de l’AJPI s'exclame : « Ici il n'y a pas de juifs, il n'y a que des israéliens ! ». (Voir encadré en fin d'article)
Cette nouvelle assignation crée un stress de performance d’intégration, les Olim redoutant d’être considéré comme des sionistes tièdes. D’un point de vue systémique, cela provoque une perte de repères identitaires pour chacun des conjoints, pour le couple, où chacun ne sait plus exactement s’il est "intégré", "étranger", "en transition" ou "en repli". Si les enfants scolarisés sont indubitablement des facilitateurs d'intégration, le couple en revanche pourra ne pas être toujours sur la même longueur d'onde : lorsque l'un considère l’Oulpan et son investissement dans la société israélienne comme prioritaire, l’autre peut préférer la zone de confort d’un quartier à dominante francophone, jugeant optionnel d’apprendre l’hébreu ou de s’ouvrir aux mœurs et aux mentalités locales.
Cette pression de l’intégration peut être source de tensions, d’humiliation, de baisse d’estime de soi ou de conflit intraconjugal, car chacun vit l’intégration différemment. D’autant que pour la plupart des juifs qui souhaitent se lancer dans l’aventure, réussir son Alya est à la fois un privilège et un devoir : il faut être un couple modèle, afficher sa réussite et taire les conflits, si bien que les difficultés conjugales deviennent un tabou souvent soigneusement dissimulé, la trahison d’un rêve.
Un accompagnement thérapeutique propre à l’Alya
Dans le champ spécifique pré- et post-Alya, au-delà des désordres relationnels et des dissymétries, les bouleversements migratoires peuvent également avoir des répercussions somatiques, intimes et identitaires : perte de désir, asymétrie dans l’évolution spirituelle, blocages corporels liés à l’insécurité ou à la culpabilité etc. Autant de signes qui méritent d’être accueillis sans jugement, et explorés comme des voies d’expression d’un malaise existentiel, mais aussi de tentative de résilience.
De plus, il convient de souligner les rôles croisés du Rabbin et du Thérapeute (Thérapeute de couple, psychologue, psychanalyste, etc) :
- Le Rabbin insuffle la vision de la sainteté, trace la direction, en renforçant notamment l’engagement, et éclaire le chemin à la lumière de la Torah.
- Le thérapeute offre un cadre sécurisant, pour ouvrir de nouvelles voies de communication positive et émotionnelle, libérer les blocages, et permettre au couple de nourrir sa relation en profondeur, puisant dans ses propres forces et ressources. Il visera à établir une narration commune et l’élaboration d’un nouveau projet conjugal réaliste.
Dans cette alliance riche de ses complémentarités, maintenir le Shalom Bayit, c’est unir la vision et l’analyse, l’inspiration et la mise en œuvre ; afin d’ancrer l’harmonie du couple.
En conclusion, et face aux trop nombreux divorces post Alya, la thérapie de couple n’est ni un luxe, ni un aveu de faiblesse mais une nécessité pour contribuer à maintenir l’hémostasie du mariage et de la famille. C’est un acte de responsabilité et d’amour à mettre en place dès la naissance du projet.
Le film « Hello, Goodbye » de Graham Guit
Alain et Gisèle, sont des juifs d’une cinquantaine d’année, appartenant à la classe bourgeoise parisienne, Ashkénazes et non pratiquants. Le départ de leur fils unique, qui se marie agit comme un véritable choc émotionnel, révélant un état de sidération, d’angoisse et d’ébranlement de l’identité parentale. Ils affrontent une crise de couple bien connue : la crise du nid vide. La quête de sens de Gisèle a trouvé son terrain de conquête en Israël de manière « inexplicable », au point de ne plus envisager de vivre ailleurs ; même si cela doit déboucher sur un divorce. Elle veut « Changer de vie ». Pour elle, Israël est une renaissance spirituelle ; pour lui, un déracinement inutile. Par amour et par crainte de la perdre, il finit par accepter de la suivre ayant reçu des promesses d’emploi à l’hôpital de Tel Aviv en tant que gynécologue. Mais la réalité est tout autre :
-Vous savez combien il y a de gynécologues par habitants en Israël ? Beaucoup !
Ensemble, ils feront leur Alya — avec, en bagage, un rêve qu’ils ne partagent pas tout à fait. Entre rêve, choc culturel, voyage intérieure et tensions latentes, les personnages du film Hello, Goodbye de Graham Guit,
inspiré du récit de Moshé Gaash, Comment faire son alyah en 20 leçons, illustre parfaitement comment l’Alya peut devenir un moment charnière dans la vie conjugale.





